Denis Monfleur
Sortir du piège

Denis Monfleur : Sortir du piège

Faite pour être disposée à même le sol, sans socle, c’est une pièce d’une étrangeté presque arachnéenne, une anatomie roidie par la douleur, couturée de cicatrices, démembrée mais que charpentent des articulations noueuses, des surfaces planes, des volumes aux arêtes assez marquées pour que ce corps ne soit pas pris dans les rets du naturalisme. Cette espèce d’écorché, avec son épiderme bosselé, paraît aussi bancale. En dépit de la pesanteur du granit, on n’ose s’en approcher, à peine y poser son regard, de peur de rompre son fragile équilibre. Ce corps et sa posture sont improbables et ne tiennent que par une tension ambiguë. Est-ce la figure d’un supplicié ou le transi d’un Ange déchu ? Un peu des deux sans doute. Mais peut-être faut-il surtout y voir une allégorie du travail du sculpteur cherchant à extraire de la matière des corps, des visages, des gestes et, au-delà, un jeu de formes. Sortir du piège – c’est le titre d’une œuvre de Denis Monfleur –, s’affranchir de l’informe et de l’amorphe, s’extirper du bloc, s’arracher de la roche au prix d’efforts incommensurables… et contrarier le philosophe, pour qui la pierre serait sans monde.

Tel Pausanias qui, dans ses pérégrinations peuplées de statues, crut flairer dans les pierres une odeur de chair humaine, le sculpteur de taille directe qu’est Denis Monfleur explore ses visions en s’introduisant par effraction dans le règne minéral qu’il habite, arpente, éprouve, comme un territoire où les pierres (et non plus la pierre) sont des bornes autant que des énigmes. Ses grandes têtes de granit biseautés, percés et striés, aux surfaces froissées, ou ses torses de basalte où s’accrochent des pans lustrés, se dressent face à nous. Nous les observons au filtre des pierres levées ou des mégalithes, en lesquels les légendes et les contes populaires nous invitent à voir la marque d’une intervention supérieure, inexpliquée. Ils nous regardent aussi, car nous nous sentons scrutés par ces présences indécises et puissantes qui imposent leur échelle à la nôtre, sans concession.

De ces pierres dont Roger Caillois a rappelé qu’elles sont "d’avant l’homme", Denis Monfleur extrait un monde peuplé, qu’il fait advenir et bâtit par percussions, entailles ou polissage. Le sculpteur a une connaissance intime des pierres : il en sait l’histoire en géologue qui lit la mémoire cristallisée d’événements déchaînés et d’épisodes survenus il y a des millions d’années. Mais il en voit d’autres qualités – dureté, couleur, éclat, veines – et les faiblesses aussi, qui vont lui permettre de se confronter à leur solidité, leur masse et leurs défauts. C’est un savoir empirique et sans âge, qu’il ne cesse d’actualiser par sa pratique. Il faut toutefois bien connaître la langue des pierres pour les rendre à leur sensibilité. Car qui connaît le granit, le basalte, la lave la diorite ou la pouzzolane, peut en maîtriser les agencements. Avec cette syntaxe illusoirement sommaire, le sculpteur libère des êtres, fait surgir des silhouettes empruntes de gravité et
d’obstination têtue.

Ce dialogue de l’artiste et des pierres, dans lequel interfère parfois l’irruption déroutante de couleurs qui paraissent issues des potentialités d’un geste fulgurant ou d’une opération aléatoire, par la peinture ou l’émail, est l’espace d’un affrontement de l’abîme et de la lumière, de l’inerte et du vivant, de ce qui n’est plus et de ce qui n’est pas encore. Nul ne s’étonnera qu’on en retrouve les termes dans le dos de L’Exécuté, inscrits par Monfleur sur la rouille d’un panneau d’acier corten, empruntés aux derniers vers du "Tombeau d’Edgar Poe", composés par Mallarmé pour répondre au fruste bloc de basalte, non sculpté et dépourvu d’épitaphe, dressé en 1875 à Baltimore, en hommage à l’écrivain américain : "Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur / Que ce granit du moins montre à jamais sa borne… "

Bertrand Tillier
Professeur à l’université Paris-1 Panthéon-Sorbonne

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